- SHEN ZHOU
- SHEN ZHOUShen Zhou – surnom de courtoisie: Qinan; surnom de fantaisie: Shitian – domine ce courant majeur de la peinture Ming que les critiques devaient appeler par la suite l’« école de Wu », Wu étant l’ancien nom de la préfecture de Suzhou. Shen Zhou n’est pas à proprement parler un novateur ou un fondateur d’école, mais par sa personnalité et par son œuvre, il a cristallisé un ensemble de tendances héritées des Yuan et qui existaient de façon diffuse chez un grand nombre d’artistes dans les premières années de l’époque Ming. L’école de Wu elle-même n’est pas une école au sens strict du mot, car les artistes que l’on range sous cette classification se sont exprimés de manières fort diverses: ce qu’ils avaient en commun (outre le fait que la plupart d’entre eux gravitaient autour de Suzhou) était moins un ensemble de procédés plastiques qu’une certaine attitude intellectuelle, morale et esthétique dont Shen Zhou a fourni l’incarnation la plus puissante et la plus exemplaire.Le recueillement d’un lettréNé à Suzhou – qui était devenue une métropole des arts et des lettres –, Shen Zhou appartenait à une illustre famille; son grand-père était poète, son père et son oncle pratiquaient la peinture avec talent. Il bénéficia d’une éducation classique raffinée, et se trouva dès sa jeunesse en contact avec toute l’élite intellectuelle de la ville. Il se distingua précocement par ses dons littéraires et poétiques. S’il l’avait voulu, il aurait pu faire aisément une brillante carrière de mandarin, mais il refusa de s’engager dans la vie publique. Cette volonté de préserver sa pureté et son indépendance lui valut un surcroît de prestige, tant auprès de ses contemporains que de la postérité. Mais son attitude ne doit pas être confondue avec celle, protestataire, des grands solitaires de l’époque Yuan, ni avec l’isolement farouche de certains individualistes Qing. En tournant le dos aux honneurs officiels, il optait simplement pour le recueillement paisible de l’humaniste qui, à l’abri des soucis vulgaires, entend se consacrer exclusivement au soin de son propre accomplissement spirituel par la lecture, l’étude et la pratique de la poésie et de la peinture. Loin de rompre avec une société qui reconnaissait d’ailleurs ses mérites, il cultiva durant toute sa vie un cercle d’amitiés choisies tant dans les milieux officiels que dans le monde artistique et littéraire.La force sereine qui se dégage de l’ensemble de son œuvre suggère l’équilibre heureux d’un homme en paix avec lui-même et avec son époque. Ses biographes sont unanimes à vanter ses vertus: piété filiale à l’égard de sa vieille mère, aménité envers ses pairs, modestie et générosité à l’égard des humbles. On retrouve dans la touche ferme et franche de sa peinture la marque d’un esprit puissant et réfléchi, naturellement pondéré et épris d’ordre, refusant l’effet facile et alliant la vigueur à la simplicité.Imitation et créationLa plus grande partie de sa jeunesse fut sans doute consacrée aux études littéraires (Shen Zhou est un excellent poète); sa formation de peintre, lente et approfondie, fut peut-être plus tardive (la plus ancienne œuvre datée que nous connaissions de lui fut peinte à l’âge de trente-sept ans). Initié à la peinture par son père et par son oncle, il étudia d’abord les œuvres des Anciens (Tang, Cinq Dynasties et Song du Nord), et puis il copia nombre des grands aînés de l’époque Yuan: Huang Gongwang, Ni Zan, Wang Meng et Wu Zhen; ceux-ci exercèrent sur lui une influence décisive et lui fournirent une constante source d’inspiration. Shen Zhou est un artiste prodigieusement cultivé, capable de paraphraser les modèles les plus variés et disposant d’un registre de styles d’une déconcertante diversité. Jusqu’à la fin de sa vie, il ne cessera de copier les maîtres; mais en même temps, il est bien plus qu’un érudit ou un éclectique: sa profonde intelligence des Anciens et la vitalité même de son tempérament lui permettent d’assimiler, de maîtriser ses modèles, et d’en extraire un aliment pour sa propre création. Il se sert des Anciens comme les Anciens se servaient de la nature. Chez lui, l’imitation n’est jamais une copie littérale, mais une création au second degré (pensons par exemple aux copies de Rubens par Delacroix, ou de Delacroix par Van Gogh) – et une création intellectuellement enrichie par le jugement et l’analyse que l’artiste porte sur ses devanciers en utilisant leur système plastique, subtilement détourné de son objet originel.Un exemple éloquent de la liberté avec laquelle Shen Zhou parvient à exprimer une vision personnelle à travers des formes empruntées, en faisant de l’imitation un tremplin pour la création, nous est fourni par sa vue monumentale du mont Lu. Dans cette œuvre qui date du début de sa maturité (1467), l’artiste s’est inspiré de Wang Meng pour le traitement des rochers, le jeu des «rides» et le développement tourbillonnant des formes; mais le procédé expressionniste du maître Yuan est employé ici au service d’une vision symbolique et subtilement archaïsante (tels les pics des Cinq Vieillards juxtaposés comme cinq pierres levées dans le coin supérieur droit). Le mouvement baroque emprunté à Wang Meng, au lieu de tournoyer sans attaches comme dans la plupart des compositions hautes et étroites de cet artiste, s’appuie ici sur une large assise, et une construction d’une majestueuse stabilité s’érige sous cette agitation. Dans cette œuvre, Shen Zhou réalise le double paradoxe de renouer, à travers l’expressionnisme lyrique et subjectif de Wang Meng, avec la grande vision universaliste du paysage classique et de rejoindre, par le biais d’une complexe élaboration formelle, le souffle cosmique des monts et des eaux que les Anciens quêtaient directement au sein de la nature. Il réussit ainsi à donner de l’antique conception mystique de la montagne un symbole neuf et efficace, et il restaure l’art du paysage dans sa monumentalité originelle.Un peintre fécondLa carrière picturale de Shen Zhou fut longue et très prolifique (le catalogue approximatif des peintures de Shen Zhou subsistant encore aujourd’hui compte plus de trois cents titres; il importerait toutefois d’en faire un inventaire critique pour éliminer les faux dont la proportion est considérable, car, de son vivant déjà, Shen Zhou avait la charitable habitude de signer de mauvaises peintures que lui amenaient de pauvres hères, pour qu’ils puissent s’en faire quelque argent). Son œuvre est extraordinairement diverse; à côté de ses grandes compositions et de ses paraphrases à la fois fidèles et subtilement personnelles des maîtres Yuan, il faut faire une place spéciale aux feuillets d’album où son tempérament original s’est exprimé avec le plus d’abandon. Cependant, même dans le genre libre et elliptique, il ne se départ jamais de sa ferme pondération; oiseaux, bêtes, fleurs et plantes sont saisis avec une candeur robuste, restituant une fraîcheur et une grandeur nouvelles à un genre qui, entre les mains des académiciens, avait progressivement viré à la décoration exsangue.Son influence sur la postérité fut énorme. Jusqu’à l’apparition des «quatre Wang» (au début de l’époque Qing), il régna en maître unique et incontesté sur la peinture des lettrés. Chez la plupart de ses disciples, doués d’un tempérament moins généreux, la culture classique tournera facilement à l’éclectisme, engendrant des œuvres intelligentes et exquises, mais souvent dénuées de cette sève franche et de ce souffle qui font la grandeur unique de Shen Zhou. Le sens inné de la mesure, de la clarté, de l’organisation rationnelle, que manifestait l’œuvre du maître, deviendra timidité et terne empire de la règle chez un grand nombre de ses suiveurs. En réaction, une explosion individualiste ouvrira à la création picturale une brèche nouvelle – d’un subjectivisme parfois exhibitionniste et frénétique. Alors disparaîtra la vision sereine et universelle, la conception cosmique du paysage dont Shen Zhou aura été l’un des derniers et plus lucides représentants.
Encyclopédie Universelle. 2012.